Dépasser la notion de parcours patient : le temps des écosystèmes intelligents
Dans les débats de santé publique, l’expression “parcours patient” est aujourd’hui incontournable. Mais réduire le parcours à une simple succession d’étapes (consultation, examens, traitements…) serait omettre sa complexité : il s’agit d’un enchevêtrement de trajectoires individuelles, de décisions médicales, d’attentes, d’appréhensions, d’informations multiples, d’interactions humaines et numériques. Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) promet de ramener de la lisibilité et de la cohérence dans cet univers de flux. Son ambition : transformer les parcours en véritables écosystèmes coordonnés, où l’humain et la donnée travaillent de concert pour offrir un accompagnement mieux adapté, plus fluide… mais à quelles conditions ?
L’IA, moteur de fluidité : analyser, organiser, anticiper
Depuis 2020, la gestion des parcours fait l’objet, en France comme à l’international, d’investissements massifs dans des solutions fondées sur l’IA (source : Deloitte). Plusieurs axes majeurs se dessinent :
- Optimisation des plannings et ressources : À l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), un système d’IA a permis une réduction de 38 % du nombre de scans urgents reportés lors de la crise Covid-19 (données internes AP-HP 2021). En analysant en temps réel le flux des patients et la disponibilité des plateaux techniques, ces outils fluidifient la prise en charge, en particulier en situation tendue.
- Prédiction des ruptures de parcours : Aux États-Unis, l’hôpital de Mount Sinai à New York a développé un algorithme de machine learning capable de prédire avec une précision de 79,9 % le risque de non-suivi après une chirurgie lourde, permettant d’activer plus rapidement les relais de l’accompagnement. (JAMA 2019).
- Personnalisation des notifications patients : Des plateformes comme Doctolib ou la start-up française Lifen exploitent l’IA pour anticiper les rendez-vous à risque de non-présentation et adapter la fréquence des relances. Résultat : jusqu’à 35 % de rendez-vous non honorés en moins sur certains parcours chroniques (Lifen, chiffres 2023).
Au cœur de l’algorithme : quelles données et pour quels usages ?
La force de l’IA appliquée aux parcours n’est pas simplement de “traiter” des informations. C’est la capacité de croiser plusieurs couches de données à grande échelle qui fait émerger de nouveaux leviers d’action :
- Données cliniques (antécédents, examens, comorbidités, résultats biologiques)
- Données comportementales (adhésion aux traitements, régularité des contacts, réponses aux questionnaires numériques…)
- Sciences sociales et SDOH (“social determinants of health”) : géolocalisation, fragilités économiques, données issues du dossier pharmaceutique visant à repérer des phénomènes d’isolement ou de précarité.
Par exemple, IBM Watson Health a démontré qu’en incluant les déterminants sociaux dans l’analyse du risque cardio-vasculaire, la prédiction d’hospitalisation évitable était améliorée de 17 % par rapport aux outils classiques fondés uniquement sur la biologie et la clinique (source : IBM, 2022).
La personnalisation : promesse majeure ou illusion ?
Le discours dominant promet grâce à l’IA un parcours “sur-mesure”, voire hyper-personnalisé. Qu’en est-il réellement ? Plusieurs exemples démontrent une avancée, sans toutefois aboutir à l’idéal d’un parcours intégralement individualisé :
- La modélisation du “risque de rupture de suivi” (notamment dans les maladies chroniques) permet d’alerter un soignant ou d’envoyer des messages spécifiquement adaptés à la situation de la personne (Health Affairs, 2020).
- L’ajustement dynamique de la fréquence des consultations, validé par des essais en cancérologie, où une IA recommande des visites plus rapprochées en cas de signaux faibles détectés dans les bilans ou échanges entre consultations (National Institutes of Health, 2021).
- Des essais pilotes en psychiatrie exploitent le traitement automatique de données issues de forums ou d’échanges écrits pour prévenir les décompensations (projet RADAR-CNS, Union européenne).
Mais un écueil demeure : l’aléa et la singularité humaine ne sont pas compressibles à l’infini par l’algorithme. Plusieurs études soulignent que les patients présentant des situations psychosociales complexes ou une défiance envers les outils numériques bénéficient moins de ces programmes adaptatifs (BMJ, 2021).
De l’hôpital au domicile : des frontières bousculées
L’un des changements structurants liés à l’IA, c’est l’atténuation de la frontière “sanctuarisée” entre l’hôpital et la ville, entre lieu de soin et espace de vie. Plusieurs infrastructures en France et en Europe ouvrent de réelles perspectives :
- Dispositifs d’IA au service du “hospital at home” : En 2023, l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille pilote un programme d’hospitalisation à domicile assistée par IA, anticipant les alertes de dégradation (données biométriques, poids, appétit…) et accélérant l’intervention d’une équipe mobile. Bilan : temps médian d’intervention réduit de 36 heures à 12 heures pour les situations critiques (Elsevier 2023).
- Applications de suivi connecté des pathologies chroniques : Pour le diabète, la solution française Diabeloop (pancréas artificiel doté d’IA) adapte en temps réel la délivrance d’insuline, avec pour effet une baisse de 22 % des hypoglycémies sévères dans un essai multicentrique européen
- Interfaçage IA et télémédecine : Le National Health Service britannique, via la NHSX, teste une orchestration intelligente des urgences à domicile (IA d’analyse de gravité à distance sur photos transmises pour les plaies, tri des ordonnances, etc.), avec pour objectif initial une réduction du “temps perdu” à l’interface ville-hôpital de 15 % en 2024 (NHS AI Lab).
Optimiser oui, mais à quel prix : questions d’éthique et de gouvernance
Les progrès sont indéniables mais posent des questions fondamentales, auxquelles aucune réponse simple ne saurait suffire :
- Problématiques de biais et d’équité : De nombreuses IA reproduisent (ou aggravent) les biais présents dans les données d’entraînement. Des études en cancérologie montrent que certains algorithmes ajustent mal les recommandations pour les populations issues de minorités, avec à la clé un risque d’inégalités renforcées (Nature Medicine, 2019).
- Consentement et transparence : Si l’IA décide de modifier l’accompagnement d’un patient, dans quelle mesure doit-il en être informé ? Certains pays (Allemagne, Danemark) imposent une “explicabilité” formelle, obligeant les professionnels de santé à justifier toute modification de parcours décidée par une IA.
- Place de l’humain dans la décision : La crainte, fréquemment relayée par les associations de patients, est que la sophistication algorithmique aboutisse à la déshumanisation du soin. Pourtant, plusieurs expériences (notamment au CHU de Strasbourg en 2022) montrent au contraire que certaines tâches automatisées par IA libèrent du temps médical pour le dialogue et l’écoute.
Le débat reste ouvert : la gouvernance des outils d’IA dans le secteur santé nécessite un dialogue multidisciplinaire associant soignants, patients, ingénieurs, et décideurs publics. L’Europe, avec le règlement sur l’IA (IA Act voté en 2024), va probablement fixer un cadre d’exigence sans équivalent à ce jour dans le monde.
Quelle trajectoire pour demain ? Innovations, limites et chantiers prioritaires
Organisation, anticipation, personnalisation, la contribution de l’IA aux parcours patients est désormais tangible, dépassant le stade du “proof of concept". Cependant, plusieurs défis demeurent :
- Interopérabilité et souveraineté des données : L’obstacle n’est pas purement technique. Selon une étude du Conseil National du Numérique (2023), 57 % des établissements français estiment que l’intégration des outils d’IA est freinée par l’absence de standardisation des dossiers médicaux et par la réticence à partager les données.
- Formation des professionnels et acculturation : En 2022, 54 % des médecins interrogés par le Leem estimaient manquer de formation concrète sur les usages et limites de l’IA. La question n’est plus tant celle de la crainte de “remplacement”, mais de la montée en compétence sur la collaboration homme-machine.
- Co-conception avec les patients : Les retours d’expérience montrent que les outils les plus vertueux sont ceux conçus en associant des usagers tout au long de la chaîne de développement. En Suède, l’agence nationale de santé exige un “feedback patient” dès la première phase pilote des projets IA impactant les parcours.
L’intelligence artificielle, loin de lisser ou d’effacer la singularité des parcours, devient un levier d’adaptation, de détection précoce et d’ajustement continu. Ce saut qualitatif ne se fera qu’à deux conditions : garantir une approche inclusive, co-construite avec toutes les parties prenantes, et conserver le sens du soin comme fil d’Ariane, face à la puissance d’un outil qui n’est qu’un auxiliaire – et jamais un substitut – de l’humain. Ce qui se joue, avec l’IA et le parcours patient, c’est un nouvel art d’orchestrer, relier, anticiper, au bénéfice d’une médecine plus attentive, plus efficiente, mais toujours fondée sur la confiance.
